La nièce est lessivée

Une petite mais énergique bonne femme avec un talon aiguille et un plâtre monte péniblement les escaliers étroits d’un immeuble ancien. Toc, boum, toc, boum. Elle enfonce profondément son talon dans les vieilles marches en bois pour ne pas perdre l’équilibre, TOC! puis tire de toutes ses forces pour l’en décoincer, comme on débouche une bouteille de champagne, avant de le planter dans la marche suivante. Re-TOC! Le plâtre suit lourdement. Boum! La nièce, car il s’agissait bien d’elle, exécute le tout, sa grande bouche trop rouge grimaçante, pestant sur sa collègue la blonde. On n’avait pas idée de s’installer au cinquième étage sans ascenseur. La nièce s’arrête à chaque étage pour reprendre son souffle. Au troisième, elle décide de faire une pause plus longue pour fumer une cigarette. Elle cherche dans une poche, puis dans l’autre, de sa redingote noire. Vides. Après avoir retourné le contenu de son sac à mains sur le palier du troisième étage, elle dut se résoudre à accepter d’avoir oublié ses cigarettes quelque part.

Il n’y avait qu’une malchanceuse comme elle pour se rendre compte au troisième étage d’un vieil immeuble sans ascenseur qu’elle avait oublié ses cigarettes Dieu sait où. Il faut dire aussi qu’il n’y a qu’une malchanceuse comme elle pour se fouler la cheville en rentrant dans une cabine téléphonique. Enervée parce qu’elle avait oublié son portable à l’agence immobilière et oublié de régler l’abonnement de téléphone de sa tante, et qu’elle devait passer un appel urgent, elle avait raté la marche, était allée s’écraser contre la vitre de la cabine et s’était assommée contre le boîtier du téléphone. Un passant l’avait retrouvée, gisant dans la cabine, un pied pris dans la porte dépassant sur le trottoir et le cou enroulé dans le fil du combiné.

Qui ne tente rien, n’a rien

Arrivée devant la porte de sa collègue, elle s’est affalée de tout son poids sur la sonnette. Un «Driiiiiing!» équivalent à un miaulement de chaton résonne dans l’appartement de la blonde. Hash, ainsi se faisait appeler la nièce, avait bien l’intention de faire sa lessive. La machine de Josie était tombée en panne et la sienne était dans un garde meuble en attendant la fin des travaux dans son appartement. Elle n’avait pas prévenu de son arrivée, mais qu’importe, comme elle aimait à le répéter, une âme charitable doit toujours être prête à rendre service. Une clé tourne dans la serrure et la blonde apparaît enroulée dans une serviette de bain.

– Je ne te dérange pas au moins?, demande la nièce en forçant le passage pour entrer sans y avoir été invitée dans le loft mansardé de son amie. Je t’ai entendu dire à la brunette à lunettes que tu avais une machine à laver et lui proposer, pour la dépanner, de venir faire ses lessives ici. Je me suis dit qu’elle ou moi, cela n’avait pas d’importance, alors je viens laver mon linge sale. Tu n’aurais pas une cigarette par hasard, j’ai oublié les miennes.

La bonde ne fumait pas, mais avant qu’elle ait pu dire quoique ce soit, ni se remettre de la surprise de ce débarquement inopiné, la nièce poursuivait son monologue:

J’ai laissé mes affaires dans ma voiture. Tu comprends avec ma cheville, je n’aurais pas pu monter mes sacs sur cinq étages. Je me suis dit que tu m’aiderais à tout porter. Mais ça ne presse pas, va t’habiller, j’attendrai. Oh, tu peux me servir un verre? Monter les escaliers m’a assoiffée… J’ai rarement vu agent immobilier aussi mal loti. J’espère que tu es plus douée pour trouver des logements à tes clients qu’à toi même.

– Hash, je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai rendez-vous avec Jules dans une heure. Il m’invite à dîner, explique la blonde, légèrement agacée, profitant du silence de la nièce qui buvait au goulot de la bouteille d’eau qu’elle lui avait lancée.

– Ce n’est pas grave, tu m’aides avec mes valises, je commence les lessives et tu me laisses tes clés. Je fermerai en partant et je laisserai les clés dans ta boîte aux lettres.

La nièce avait décidément réponse à tout! Dans la vie, il faut savoir s’imposer si on veut obtenir des choses, se vantait-elle constamment. Elle aimait aussi répéter que tout le monde lui sauve toujours la vie, mais elle oubliait une chose essentielle à chaque fois: dire merci.

« Tu leur aurais couru après? »

Après quelques minutes d’attente ponctuées par les coups de talon impatients de Hash, la blonde est enfin habillée, contrainte et forcée de l’aider.

Le long du trottoir, la voiture de Hash l’accueille toutes portes ouvertes et entièrement vidée de son contenu. Face à ce nouveau coup dur, la nièce ne se démonte pas:

– C’est de ta faute, lance-t-elle accusatrice à sa collègue. Tout cela ne serait jamais arrivé si tu ne m’avais pas fait attendre aussi longtemps. On aurait pu surprendre les voleurs.

– Et t’aurais fait quoi? Tu leur aurais couru après?

– Ne sois pas cynique et monte appeler la police pendant que je surveille la voiture. Si tu t’étais dépêchée, j’aurais encore mes affaires à l’heure qu’il est. Il faut croire que tu n’avais aucune envie que je me serve de ta machine à laver. Heureusement, que je ne crois pas à ces histoires d’ondes négatives.

Enervée par l’attitude peu charitable de sa collègue qui ne pensait qu’à arriver à l’heure à son rendez-vous et sans même une cigarette pour se calmer, la nièce a crié à l’injustice. La police est arrivée rapidement, mais pas assez vite pour l’infortunée:

– Vous en avez mis du temps. Les voleurs sont sûrement déjà loin.
– Du calme, Madame, que vous a-t-on volé ?
– Mademoiselle! Deux grands sacs de vêtements et de sous-vêtements de marque que je venais laver chez ma collaboratrice, l’intégrale des CDs d’Edith Piaf, des CDs de Céline Dion, Mariah Carey, Isabelle Bouley, une vingtaine en tout, mes cigarettes, mon kit mains libres et deux de mes téléphones cellulaires.

Qui pouvait bien avoir envie de voler les CDs de chanteuses canadiennes décédées?

– Chef, il n’y a pas eu effraction !
– Comment ça? Mada … moiselle, vous n’aviez pas fermé votre véhicule à clef?
– Non, je ne le fais jamais! J’ai confiance en l’honnêteté des mes concitoyens. Je n’en peux rien si les forces de l’ordre ne font rien contre la criminalité.
– Je suis désolé Mada … moiselle, mais étant donné qu’il n’y a pas eu effraction, il n’y a pas eu vol.

C’est trop injuste!

Dégoûtée par l’incompétence des forces de l’ordre à faire régner le dit ordre et par le manque de civisme de ces concitoyens, la nièce tenta de convaincre sa collègue de décommander son rendez-vous. Négatif!

– Franchement, je viens de tout perdre et toi tu ne penses qu’à t’envoyer en l’air avec ton Jules. Tu me laisses choir dans le caniveau comme une pauvresse.

– Ecoutes, on se connaît à peine. Tu sais à peine comment je m’appelle, au boulot tu me dédaigne, me critique dès que tu le peux et tu débarques chez moi sans prévenir, comme si de rien n’étais. Si tu as piqué mon adresse dans les fichiers de l’agence ou que tu as fait du chantage à la brunette, tu aurais au moins pu prendre la peine de noter mon numéro de téléphone. C’est minable. Je t’aurais laissé la faire ta lessive, mais là, tu exagères. Allez, je dois finir de me préparer.

Seule et abandonnée de tous dans ce triste monde cruel, la nièce tenta de se convaincre qu’elle n’était absolument pas coupable de ce qui venait de lui arriver sur le chemin du retour chez elle où elle téléphona à la seule personne qui la supportait encore, sa vielle amie, Sidney.

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