Mes chers voisins

img_5412-copy«Good fences make good neighbours» clamait Robert Frost dans son poème «Mending Walls». J’avais adoré l’interpréter lors de mes années lycée mais je n’aurais jamais cru qu’il présageait de l’avenir. Il s’avéra que une fois quitté le domicile familial, j’allais tomber systématiquement sur des voisins du genre «Something there is that doesn’t like a wall». Ils avaient tous à leur manière été envahissants, des passe-murailles sans gêne.

Mon premier voisin s’appelait René. C’était un vieil Alsacien bougon et «légèrement» lubrique. Il habitait la porte à côté de la mienne dans un grand immeuble à plusieurs étages, genre paquebot urbain, que je n’appréciais guère. René était venu se présenter muni d’une bouteille de Schnaps. J’avais trouvé l’initiative assez sympathique. Le vieux était seul et cherchait de la compagnie. Avec lui j’allais découvrir que les voisins étaient comme les vampires, ils ne fallait jamais les autoriser à rentrer chez vous sous peine de les voir débarquer chez vous quand bon leur chante.

Dès que René entendait que je rentrais chez moi, il se mettait à m’appeler depuis le couloir : «Chôsefine! Chôsefine! Tu feux du Schnaps?» René n’avait jamais retenu mon prénom. Mais je le lui était reconnaissante de m’affubler d’un nom de princesse, plutôt que de m’appeler Machine ou Josette. Je le laissais s’égosiller parce que je ne connaissais pas de Chôsefine. Alors, il tambourinait et sonnait à la porte jusqu’à avoir une réponse de ma part. La plupart du temps, je le remballais. René avait dû mal à comprendre qu’on étudiait beaucoup moins bien après trois verres de Schnaps. Pupille de la nation, il n’avait jamais fait d’études et ne savait pas écrire. Il m’apportait donc des documents pour que je les lui décrypte ou les lui remplisse. En remerciement, invariablement, Chôsefine avait droit à du Schnaps. Je l’aidais de bon cœur même s’il avait le don de m’exaspérer.

René n’avait rien du gentil papy. Certains soirs, il sortait «draguer les filles le long du canal». Traduisez, les prostituées. Il avait l’impression de s’encanailler, de toucher du doigt le défendu. Il rigolait en avalant son Schnaps sans se rendre compte qu’il virait au graveleux face à une gamine de vingt ans. Quand il faisait trop mauvais pour sortir, il avait un autre passe-temps. Il attendait le moment où je prenais ma douche pour venir sonner à ma porte et prétexter quelque chose d’urgent. Peu importe à quelle heure je prenais ma douche, ma sonnette retentissait quelques minutes après que le bruit distinctif de l’eau qui coule se soit mis à résonner dans son salon.

Je commençais à ne plus le supporter et ne lui ouvrais tout simplement plus la porte. Alors il commença à me menacer de dire à mes parents que «tu te tapes pleins de petits mecs et que tu te bourres la gueule tous les soirs». Dés que je sortais de chez moi, il m’attendait dans le couloir. Il agressait mes amis et nous menaçait avec son nerf de bœuf. Il le brandissait en disant qu’on ne m’avait pas assez «potté le cul». Effrontée, je l’affrontais: «Vas y! Frappe-moi! Allez!» Comme il ne bougeait pas, je poursuivais: «Vas boire ton Schnaps! Tu ne me fais pas peur. Hopla!» et lui indiquais sa porte, «Rentre!».

5 heures du mat’, j’ai des frissons

Heureusement, je n’occupais l’appartement que pendant deux ans. Je déménageais à Paris pour poursuivre mes études. J’occupais un studio charmant dans une vieille bâtisse datant du Moyen Âge dans le 3e arrondissement, à deux pas de République et des Arts et Métiers (photo ci-dessous). Au même étage que moi, vivait un couple homosexuel, Ramon et Lionel. Je trouvais cela terriblement moderne et excentrique. Mais là aussi, j’allais très vite déchanter.

Ramon avait le sang chaud et Lionel était du genre soumis, un chouïa maladroit et très mignon. Ramon ne supportait pas qu’un autre homme – ou même une femme – ne regarde d’un peu trop près son petit Lili. Possessif, cela le rendait fou. Il engueulait le pauvre Lionel qui, pour calmer son homme, prétendait ne rien avoir remarqué parce qu’il n’avait d’yeux que pour un seul homme, Ramon. Parfois, cela suffisait à le calmer. Parfois non. S’en suivaient alors des scènes de ménage tonitruantes qui duraient jusqu’à l’aube.

Ramon hurlait des insultes en espagnol à en faire trembler les murs pourtant très épais de l’antique bâtisse. Leurs terribles disputes m’ont souvent réveillé la nuit. Elles commençaient par un échange de reproches. Immanquablement, suivait le bruit de vaisselle brisée. Je ne sais qui balançait ce qu’il avait sous la main sur qui, mais je comprenais enfin pourquoi à chaque fois que je les croisais dans le couloir, ils portaient des caisses du BHV. Leurs disputes pouvaient durer des heures. Je craignais à chaque fois qu’ils ne finissent par s’entretuer. Oh et puis zut! Qu’ils le fassent, j’aurai la paix!

img_5414Chacun fait ce qui lui plait – Quartier de vies

Mes études terminées, je réintégrais le cocon familial dans un quartier a priori normal constitué de maisons bourgeoises. J’ai bien dit a priori car je découvrais bien vite que le voisinage y était ici aussi gratiné.

A gauche de la maison familiale habitait un vieil ermite, surnommé le vampire. Il vivait dans le noir et ne parlait jamais à personne. Une fois, il est sorti en slip kangourou faire le tour de son jardin. L’expérience a dû être si traumatisante qu’on ne l’a plus vu pendant tout un temps après cela.

En face de chez lui habite un vieil homosexuel refoulé. Sa femme, qu’il avait abusée – tout comme ceux qui avaient cru en leur union – pour ne pas égratigner la morale bourgeoise d’un pays conservateur, venait lui rendre visite chaque dimanche après-midi, les vendredis et samedis soirs c’étaient de jeunes gigolos aux fesses fermes. Je les voyais entrer et sortir de chez lui tard dans la soirée depuis la fenêtre de ma chambre. Les autres jours, il trompait la solitude avec des canons de rouge au bistro du coin. Il rentrait chez lui en titubant, maintenant avec difficulté en équilibre un carton de pizza.

A côté de chez lui, donc en face de chez nous, vivait une dame à chats. Elle en avait cinq et était convaincue qu’ils devaient tous être nourris de manières différentes. L’un recevait des abats saignants, l’autre une boîte de thon, un autre encore des croquettes, le quatrième de la pâtée et le dernier n’avait pas besoin d’être nourri puisqu’il chassait. Dès qu’elle avait le dos tourné, les chats se servaient dans toutes les gamelles avec une préférence pour le thon en boîte. Trop occupée à croire aubon Dieu, pour se racheter une morale et un visage, elle ne connaissait pas les êtres qu’elle disait aimer le plus et balançait à la ronde des remarques acerbes sous des couches de miel.

Un peu plus loin habitait la grande-duchesse de Gerolstein qui avait un faible pour les jeunes jardiniers et les myosotis. Ses deux passions conjuguées la mettaient en joie. Elle adorait donner des ordres aux jardiniers qui venaient tailler ses bosquets ou tondre son gazon. Comme ils ne venaient pas assez souvent à son goût, elle faisait exprès de laisser mourir ses plantes pour qu’ils reviennent en planter de nouvelles ou arrosait son gazon pour qu’il pousse plus vite. Perchée sur son balcon qui surplombait son jardin, elle se délectait du spectacle que lui offraient les jeunes hommes en sueur.

«Sales putes, fichez-moi la paix!»

Quelques années plus tard, j’emménageais dans notre impasse et découvrais Josie, mais pas que. Au même étage que moi était installée une petite dame discrète et timide. Tout dans son physique reflétait son désir d’effacement, de ne surtout pas se faire remarquer, de ne pas être importunée. Même Josie l’avait senti et lui fichait la paix. Sous le calme apparent se cachaient des démons qui la tourmentaient et l’obsédaient. La petite dame fuyait le monde pour les cacher dans la solitude de son petit deux-pièces.

Un après-midi alors que je bouquinais sur ma terrasse, Josie m’interpella depuis la cour parce qu’elle entendait des cris. Ces cris, je les entendais aussi. Ils n’avaient rien d’humain. Ils étaient terrifiants, glaçaient les sang. Nous ne savions alors d’où ils provenaient. Franck passa le soir même pour me demander si j’avais entendu les cris. Ils provenaient de chez la petite dame qui habitait au-dessus de chez lui donc sur le même palier que moi. Ces crises revenaient à espaces de plus en plus rapprochés. Elles étaient de plus en plus intenses. Les cris inhumains étaient accompagnés de jurons et de violents coups contre ce qui semblaient être des meubles ou les murs.

Tous les habitants de la maison étaient inquiets. Il fut convenu de prévenir les secours à la prochaine crise. Un soir, on entendait cogner fort et crier. Une voisine et moi nous sommes présentées à sa porte pour lui demander si elle avait besoin d’aide. Elle nous rembarra vertement à travers sa porte d’un «sales putes fichez-moi la paix». Gloups! «Etes-vous vraiment certaine que tout va bien?» «Déguerpissez!» Nous nous sommes exécutées et avons décidé de prévenir les secours. Après un chapelet d’insultes entrecoupé de coups violents contre quelque chose de dur, les pompiers enfoncèrent la porte et emmenèrent la petite dame. Elle réintégra son appartement deux mois plus tard, l’esprit embué par les médicaments.

Sous le plancher y a l’enfer

Suis-je la voisine bizarre de quelqu’un? Le monde entier est-il fou? Ou est-ce moi qui attire les cas spéciaux? A moins qu’ils ne m’attirent? Je ne suis ni psychologue, ni philosophe, ni sociologue pour répondre à ses questions. Ce que je sais, c’est que sans ces personnes hors normes, ce blog n’aurait pas lieu d’être. Je sais aussi que sans Josie et compagnie, j’aurais eu beaucoup de soirées plus calmes et détendues. Moins de stress et de peur d’être harcelée. Moins de mensonges pour avoir la paix. Je n’aurais pas eu besoin de retirer mes chaussures pour rentrer chez moi sans bruit, de m’énerver après des discussions – toujours les mêmes – qui duraient des heures, de faire semblant de ne pas être chez moi. Moins de fatigue. L’enfer c’est les autres, disait Sartre. L’enfer sont ces autres qui pensent que «mi casa e su casa» et par extension ma vie aussi. Nous ne sommes «que» des voisins. Nous ne sommes proches que parce que nous partageons les mêmes murs, la même rue. Rien d’autres. «Good fences make good neighbours».

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