Les beaux jours avaient guidé une bande de motards sur la petite terrasse improvisée devant le Gimme Shelter. Ces barbus tatoués vêtus de combinaisons en cuir, circulaient sur des modèles vintages qui avaient avalé pas mal de kilomètres. Ils arrivaient les dimanches en fin d’après-midi et commandaient quelques bières. Nous entendions leurs pintes s’entrechoquer et leurs rires joyeusement gras résonner dans notre impasse. La nuit à peine tombée, les gaillards enfourchaient leurs motos et quittaient le quartier en pétaradant.
Les enfants s’arrêtaient de jouer pour les regarder passer. Ils s’approchaient timidement des bolides encore chauds et regardaient leurs portraits déformés dans les reflets des chromes. Les plus grands rêvaient d’aventures et de westerns modernes. Sauf Josie…
Le shérif du quartier n’avait pas peur de faire régner sa loi. Elle dispersait les enfants et leur commandait de rentrer chez leurs parents avant de se retrouver coincés sous une moto renversée. Puis elle se plantait devant la terrasse pendant quelques minutes et lançait des regards noirs et mauvais de ces petits yeux perçants aux gaillards trop bruyants. Gaillards nullement impressionnés par cette petite chose qu’une bourrasque pourrait emporter. N’obtenant aucune réaction de leur part, Josie rentrait dans notre maison en claquant fermement la porte derrière elle.
Les motards ne s’en doutaient pas, mais Josie n’allait certainement pas en rester là. Ils la dérangeaient et nous n’allions pas tarder à savoir pourquoi.
Comme à son habitude, quand quelque chose la tracassait, elle trainait dans le quartier sans son balai l’air parfaitement détaché, mais elle observait et remarquait tout. Même moi qui hâtais le pas pour ne pas me faire alpaguer par la vieille folle penchée sur la vitrine du boulanger. Elle se délectait davantage du reflet de la vie du quartier que des viennoiseries qui y étaient exposés. Elle m’aperçut entre un éclair au chocolat et une brioche au sucre et se mit à trottiner dans ma direction.
- Toi qui fréquente le bar, pourrais-tu demander au métèque de patron de ne plus servir les motards afin qu’ils changent d’aire de repos?, me lança-t-elle sans préambule.
- Il est hors de question que je me mêle de tes histoires.
- Quand tu te feras violer par l’un d’eux, ce seront tes histoires aussi et tu n’auras pas besoin de venir te plaindre.Je la regardais, interloquée, ne comprenant pas où elle voulait en venir. Pourquoi ces motards devaient-ils me violer?
- Ce sont des tueurs, poursuit ma voisine. Ils sont armés et dangereux. Et nous, on les laisse s’amuser sous nos fenêtres.
- Qui t’a dit qu’ils étaient armés? Je ne comprends pas…
- Ils sont tatoués et portent du cuir, ce sont des Hell’s Angels. J’ai vu un reportage à la télévision. Je les reconnais.
- Ces gars-là! Ce sont des motards lambda, pas des égorgeurs de femmes et d’enfants. Ils n’ont même pas les insignes des Hell’s Angels.
- Ils peuvent être là incognito. Quoique, s’ils ne tenaient pas à se faire remarquer, ils feraient moins de bruit avec leurs machines. Eh bien, moi, je ne vais pas en rester là.
Pourtant elle aurait dû…
Telle est prise qui croyait prendre
Comme toujours, elle avait choisi la pétition pour commencer son entreprise de délocalisation des motards. Sur une feuille de papier elle avait tracé trois colonnes: une pour le nom, une pour l’adresse et une pour la signature. Elle avait déposé des exemplaires à la boulangerie et à l’épicerie, avait fait du porte-à-porte et avait attendu les paroissiens à la sortie de l’office du samedi soir. et comme toujours, une seule personne signait sa pétition: la vieille au transistor. Nous ne savions pas qui elle était ni d’où elle venait, mais partout où elle allait, elle emportait un petit transistor qui passait de vieux tubes italiens. Elle chantait doucement en marchant jusqu’au banc sur lequel elle s’asseyait pour donner du pain aux pigeons.
Josie put donc remballer sa pétition et passer au niveau suivant: appeler la police. Plusieurs dimanches de suite, elle appela la police pour se plaindre du bruit que faisaient les motards en arrivant et en repartant. Les policiers qui avaient d’autres chats à fouetter la remballaient systématiquement. Jusqu’à ce qu’un jeune agent zélé envoie une patrouille sur place.
Josie attendait la police de pied ferme devant la terrasse en narguant les motards hilares que ses menaces n’avaient pas impressionnées. Et pour cause! Quand la patrouille arriva, ils saluèrent les deux agents par leurs prénoms en leur tapant dans les mains. Josie n’y comprenait plus rien. Certes, elle savait que la police et les voyous avaient des rapports ambigus, mais tout de même! Les policiers lui ont appris à ses dépends que ses tueurs à moto étaient en fait des commissaires et des inspecteurs de police qui avaient pour habitude de faire de la moto ensemble.
Vous devez être connecté·e pour rédiger un commentaire.