Josie était rentrée de l’hôpital depuis un peu plus de deux semaines. Je l’avais trouvée un matin, allongée inanimée au pied des escaliers et avais appelé les secours. Elle avait glissé et s’était cogné la tête. Elle était rentrée discrètement. Tellement discrètement que si elle n’allumait pas les lumières de son salon le soir, nous n’aurions même pas remarqué son retour. Elle, qui traînait toujours dans la cour ou la rue à observer la vie des autres, restait cloîtrée dans son appartement. Elle n’avait même pas réagi alors qu’une valise était restée abandonnée pendant près d’une semaine sous nos fenêtres. Pire, une grosse soirée avait été organisée au Gimme Shelter, le bar d’à côté, et Josie n’avait même pas envoyé la police une seule fois durant la soirée. Frank, vexé que Josie ne nous ait pas remercié de notre aide, pense que  » ses médocs doivent être sacrément costauds.  »

Nous n’avions pas l’habitude de sortir de chez nous sans croiser notre voisine errant dans les couloirs, balayant la rue ou y jouant au gendarme. Les autres habitants du quartier commençaient à s’interroger eux aussi. Leur voisine poil-à-gratter avait disparu de la circulation et ses élucubrations manquaient à leurs discussions. L’apprenti du boulanger et certains jeunes garaient leurs scooters sous ses fenêtres dans l’espoir de la faire réagir. Chris avait augmenté le volume de la musique en soirée. L’épicier avait demandé à son livreur de klaxonner quand il arrivait devant chez lui. Les habitants avaient repris leurs mauvaises habitudes pour la pousser hors d’elle et de chez elle. Josie ne réagissait pas.

La clé du mystère vint du Viking. Il avait croisé une infirmière à domicile qui sortait de chez Josie en venant me rendre visite et l’avait interpellé pour prendre des nouvelles de notre vieille voisine. Attachez-vous bien: Josie était amnésique! Elle ne se souvenait plus de rien, ni de personne. Elle devait tout réapprendre comme un bébé: les sensations, les sentiments, les odeurs, l’hygiène, comment s’habiller en fonction du temps, le nom des choses, le déroulement d’une journée normale. L’infirmière passait plusieurs heures par jour chez Josie. L’état de Josie n’était pas irrémédiable, m’expliqua le Viking, mais les médecins ne préféraient pas encore se prononcer définitivement. Selon l’infirmière, notre voisine oubliait les choses au fur et à mesure qu’elle les faisait. Un système de fiches à cocher lui permettait de ne pas répéter les mêmes tâches. Il n’était donc pour l’instant pas question qu’elle sorte seule de chez elle. Elle pourrait se perdre. L’infirmière demanda la plus grande discrétion au Viking. Une éducatrice informera les commerçants de la condition de Josie quand elle sera prête à faire ses courses seules. A moins qu’elle ne retrouve la mémoire. « Maintenant, elle va oublier ce qui l’énerve », a commenté Frank. Le Viking l’avait invité à nous rejoindre pour entendre les dernières nouvelles de Josie.

Chris n’en croit pas ses oreilles

Chris eut le privilège d’être le premier à découvrir la version amnésique de Josie. Elle s’était installée sur la terrasse du café un samedi matin ensoleillé et avait regardé autour d’elle l’air détendu. Etonné de la trouver là, Chris s’était approché d’elle pour prendre sa commande.

– Jeune homme, je vais prendre ce que je prends d’habitude, lança-t-elle à Chris. L’ennui, c’est qu’elle avait oublié qu’elle n’avait pas d’habitude au Gimme Shelter. Si ce n’est de tout mettre en oeuvre pour le faire fermer.
– Bien! Voulez-vous une part de gâteau maison avec votre thé et votre jus d’orange?, improvisa Chris.
– J’en prenais avant mon accident? Vous savez, je me suis cognée la tête et depuis j’ai perdu la mémoire…
- Seulement s’il était au chocolat ma petite dame. Chris n’avait pas trop envie que les souvenirs de Josie remontent à la surface. Il préférait lui faire croire qu’elle avait aimé l’endroit.
– Votre terasse est charmante. Je parie que j’y venais souvent avant. Le soir, l’ambiance doit être sympathique aussi.

Chris était éberlué. Pendant deux ans, elle avait usé de tous les stratagèmes pour faire capoter son établissement et maintenant, elle jouait à l’adorable vieille dame! Il rentra préparer la commande de sa nouvelle cliente en se grattant la tête. Josie resta près d’une heure et quand Chris débarassa la table il découvrit qu’elle lui avait laissé un bon pourboire.

D’autres dans le quartier ne tarderaient pas à être tout aussi surpris que Chris en découvrant la nouvelle Josie. La découvrir aussi aimable et discrète va en perturber plus d’un.

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