Dieu n’avait toujours pas soufflé à Josie la solution pour éradiquer définitivement le Gimme Shelter de la face du monde. Il y a quelques années, il avait déjà mis un temps fou avant d’exhausser ses prières en débarrassant le quartier d’un horrible bonhomme. Le plus bête de tous les pervers narcissiques et le plus vil de tous les nuisibles. Monsieur Putride se prenait pour un grand séducteur et un fin rhétoricien. Il ne sortait jamais sans son costume gris ajusté en tissu brillant qu’il portait à défaut de briller par lui-même. Dans le quartier, on n’a jamais su ce qu’il faisait pour vivre, car personne ne l’avait jamais vu travailler. Il passait ces journées au petit café du coin à discuter avec le tout-venant ou à essayer d’être spirituel.
Sa casquette en tweet vissée sur sa tête, il se callait toujours au bout du zinc, de manière à pouvoir observer tout le monde dessous la visière de son regard noir dans lequel brillait toujours une étincelle diabolique. Parfois, il affichait un sourire en coin qui ne présageait rien de bon. Ce type pouvait vous glacer le sang. Et comme le Diable, il pouvait également abuser d’une séduction vénéneuse pour obtenir des faveurs ou des informations.
Il était très fort à ce jeu-là. Plus que Josie qui passait de commère numéro 1 à commère numéro 2 du quartier. Il repérait la personne dans la rue où il zonait tel un requin ou la suivait au café et l’attirait au bout du zinc. Là, il pouvait lui extorquer des informations en toute discrétion. Du moins, c’est ce qu’il croyait. Ceux qui passaient près du café le voyaient louvoyer. Il parlait toujours à voix basse, presque à l’oreille de son interlocuteur, un peu comme un caïd des films de gangsters. Josie disait que c’était pour qu’on n’entende pas les conneries qu’il débitait à longueur de journée. Je pense que c’était surtout une technique de manipulation de son interlocuteur.
Monsieur Putride était la plaie du quartier depuis qu’il y avait emménagé il y a une douzaine de mois. Et si les hommes qui voyaient clair dans son jeu en rigolaient, les femmes le craignaient. Sauf Josie. Le privilège de l’âge. Elle ne se privait pas de le remettre en place ou de tout simplement l’ignorer. Et puis, vieille et moche comme elle l’était, il ne risquait pas de lui extorquer des faveurs sexuelles.
Trop sympa pour être honnête
L’ambiance changeait dès qu’il faisait son apparition dans la rue ou au petit café. Les gens se taisaient, perdaient leur naturel et devenaient méfiants. Surtout ceux qui avaient eu tort de lui faire confiance. A son arrivée dans le quartier, il s’était montré charmant, affable et serviable. Le voisin parfait. Toujours souriant. Il inspirait la confiance. Sauf à Josie qui le trouvait trop sympa pour être honnête et qui l’avait vu venir à des kilomètres avec ses salamalecs intéressés. Elle voyait en lui le serpent Kaa du «Livre de la jungle». « Aies confiance !», susurrait-il à l’oreille de ses futures victimes après leur avoir offert un café ou un thé. Endormies et ne se doutant de rien, elles lui livraient des détails de leur vie, leurs petits secrets plus ou moins avouables et des potins sur le quartier. Ainsi, il emmagasinait, l’air de rien, matière à faire chanter ses informateurs et surtout trices.
En quelques années, le voisin affable était devenu un maître-chanteur fin manipulateur qui avait transformé le quartier en échiquier sur lequel il avait toujours un coup d’avance. Il se croyait à l’abri grâce aux informations plus ou moins honteuses dont il disposait sur les habitants. Ainsi, il menaçait les femmes de révéler leurs secrets sur la place publique si elles refusaient de lui offrir leurs faveurs sexuelles ou sensuelles. C’était son activité préférée. Il se sentait comme un chat qui joue avec de petites souris sans défense. Il les harcelait à longueur de journée et prenait son pied rien qu’en voyant cette lueur de honte ou de frayeur s’allumer dans les yeux de ses victimes. Il adorait quand elles le suppliaient d’arrêter. Idiotes ! Il n’allait tout de même pas cesser une activité qui lui rapportait autant de plaisir.
Sa souris préférée était la trop gâtée par la nature, Jeanine. Elle se mettait à trembler et perdait la parole dès qu’il l’approchait. Il pouvait lui loucher dans le décoletté à l’envie tant elle était paralysée. Et quand elle retrouvait un peu de courage, c’était pour lui tourner autour comme une gamine attendant sa récompense. En fait, de toutes les femmes du quartier, Josie était persuadée que c’était elle qui avait les secrets les plus inavouables.
Il aimait également leur faire de fausses promesses d’aide ou de protection, si elles revenaient avec de bons potins. Par nécessité ou par sentiment de puissance, trois ou peut-être bien plus étaient devenues ses taupes. Josie s’en méfiait.
Avec les hommes, il avait plus de mal. Il procédait alors par la flatterie auprès des narcissiques et des complexés. Avec les hommes plus intelligents, il se faisait passer pour insignifiant de sorte à ce qu’ils ne se méfient pas ou tentaient de les impressionner avec la liste des personnes importantes qu’il comptait parmi ses connaissances. Quant à ceux qui voyaient clair dans son jeu, il essayait de les discréditer auprès de la communauté. Ils étaient dangereux et inutiles.
Calife à la place du calife
Le maire du quartier et ses adjoints n’y voyaient que du feu et quand les premiers habitants vinrent se plaindre de la mauvaise influence que ce Monsieur avait sur le quartier. Ils haussèrent les épaules. Soit eux aussi avaient été abusés ou alors ils se moquaient du sort de leurs administrés. La mauvaise ambiance dans le quartier avait d’ailleurs poussé certains de ses plus anciens et respectables habitants à déménager. Fort à regrets. Mais s’ils voulaient rester sains d’esprits, il ne leur restait qu’à partir. C’est d’ailleurs la seule solution proposée à l’époque par le maire et ses adjoints.
Josie Maboul n’avait pas l’intention de laisser ce parasite vivre sur le compte des habitants de son quartier. Elle y était arrivée la première et avait travaillé dur pour forger son statut d’empêcheuse de tourner en rond professionnelle. Ce n’était pas un petit blanc-bec qui se prenait pour Rastignac – sans savoir de qui il s’agissait – qui allait lui faire peur. Non mais !
Sauf que le petit blanc-bec à costumes ajustés avait l’intelligence des fourbes – pas énorme, mais suffisante pour savoir manœuvrer et retourner les situations en sa faveur auprès des personnes qu’il tenait sous son influence. C’est lui qui a baptisée Josie Maboul, la sorcière. Ce nom que les enfants lui donnent encore aujourd’hui. Monsieur Putride a lancé une campagne de dénigrement à son encontre. Seuls quelques anciens du quartier à qui on ne la faisait pas, la soutenaient et lui intimaient de ne pas baisser les bras. Ils préféraient nettement ses nuisances à elle dans le quartier que celles de Monsieur Putride. (Ndlr : Josie était déjà chiante à l’époque, mais elle a perfectionné sa technique avec l’âge)
Josie et les anciens ont serré les dents quelques mois, jusqu’à ce que Monsieur Putride se fasse planter un couteau dans le dos par un de ses sbires, plus toxique que lui. Convaincu de sa position de dominant, Monsieur Putride ne s’était pas assez méfié. Le sbire en question voulait reprendre son petit trafic. Pour «devenir calife à la place du calife», l’Iznogoud s’est tourné vers la seule personne que Monsieur Putride craignait : sa mère! Madame Putride était persuadée que son fils réussissait dans la vie malgré quelques menus handicaps de départ – la paresse, la bêtise, la dissimulation et la veulerie – qu’elle s’évertuait à corriger depuis des années. Il lui racontait qu’il avait un poste important dans une grande banque. D’où le costume !
Le sbire toxique raconta toute la vérité à Madame Putride. Pour surveiller son fils de près, elle l’obligea à quitter le quartier et à s’installer chez elle à grands renforts de coups de pieds aux fesses et d’invectives le comparant à son géniteur: «Tu es le même enfoiré que ton père!» Monsieur Putride n’osa plus jamais pointer le bout de son nez dans le quartier. Quant au faux-frère qui l’avait trahi, il a été relogé par la mairie, qui réagissait un peu tard, dans un autre quartier où les Judas n’étaient guère appréciés.
La paix revint dans le quartier, jusqu’à l’ouverture du Gimme Shelter quelques années plus tard.
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