Ca plane pour madame Petit

 

Il est des gens dont on sait en un regard qu’on va s’entendre avec eux et il en est d’autres dont on sent tout de suite que ce sera plus compliqué. On évite de fréquenter ces derniers, à moins qu’ils nous soient imposés ou qu’ils s’imposent – ce fut notamment le cas avec Josie Maboul. Je me trompe rarement. La première impression est souvent la bonne: non seulement nous n’avions rien en commun, mais les personnes en question avaient des comportements et des manières étranges et déplacées.

Vous savez, ces personnes grossières qui reprochent aux autres d’être mal élevées. Ou celles qui, alors que vous les connaissez à peine, se targuent d’avoir un sale caractère, d’être têtues ou de toujours vouloir avoir raison et s’enorgueillissent de ne pas vouloir modérer leur tempérament. Ils plantent directement la barrière qui va vous séparer. A vous de vous adapter pour ne surtout pas les contrarier à moins que vous aimiez vous taper la tête contre un mur. Il y a aussi les personnes qui quoi que vous sachiez, ayez ou ayez fait, savent, ont et font toujours mieux que vous. Sans oublier les cruches vides qui font beaucoup de bruit pour pas grand chose et les personnes faussement aimables qui en un rictus ou un papillonnage de cils s’arrangent pour vous faire passer pour la pire ordure ou un pauvre naze. Et il y a ceux qui cumulent un peu de tout cela et madame Petit, une voisine.

Je la croisais dans le quartier sans vraiment y prêter attention. Je la saluais machinalement parce que je suis polie. C’était une petite bonne-femme mal fagotée, bâtie comme un tonneau. Le genre à se fondre dans la masse un samedi après-midi dans la galerie marchande d’un supermarché populaire avec ses sandales allemandes aux pieds, sa veste polaire trop large et ses cheveux en jachère teints en aubergine. A première vue nous n’avions rien en commun. A deuxième vue non plus. Et si une autre voisine, madame Raineth, ne l’avait pas invitée au Gimme Shelter parce que ce soir là elle avait besoin d’un faire-valoir, je ne lui aurais sans doute jamais adressé la parole.

Ce soir là, Madame Petit était exaltée de fréquenter du monde, elle qui passait ses soirées à promener ses corniauds jusqu’à ce qu’ils aient chiés ou affalée dans le canapé à côté de son mari passionné par le championnat du monde de lancer de bottes en caoutchouc à la télévision. Elle parlait haut, rigolait fort et enchainait les Mojitos jusqu’à vaciller sur son tabouret. Elle paraissait tellement peu à sa place qu’il était évident que son homme mal dégrossi ne devait pas souvent la sortir et qu’elle n’avait pas dû mettre souvent le nez dehors pendant sa jeunesse.

Et moi, et moi, et moi…

Vu l’ambiance accueillante du Gimme Shelter, elle s’y est rapidement sentie chez elle. Elle y passait régulièrement et quoique n’y ayant pas été invitée, se mêlait à toutes les discussions et les coupait net pour parler d’elle. Ses histoires, nous les connaissions toutes par coeur.
Elle n’avait que trois sujets de conversation: ses chiens, ses tricots qui lui permettaient de se détendre et ses asparagus en pots. Impossible d’y couper. Il n’y en avait que pour elle. Les clients du bar ne l’intéressaient pas. Ils n’étaient qu’un auditoire pris en otage.

Certains soirs, quand elle était un peu moins excitée et carburait au jus d’orange, il lui arrivait de poser une question à l’occupant du tabouret le plus proche. Celui-ci, heureux qu’elle s’intéresse à lui, s’élançait dans une réponse avant d’être interrompu tout net par madame Petit qui venait de se rappeler une des facéties de ses chiens. C’était extrêmement agaçant et limite pervers. Les clients se jetaient des regards entendus. Elle dérangeait, un peu comme ces gamins qui, quoiqu’ils fassent, n’arrivent pas à s’adapter au groupe formé par leurs camarades. Il y avait une fille comme ça dans ma classe au lycée. Chaque jour, elle m’offrait du chocolat pour que je sois son amie. Elle ne voulait pas comprendre que l’amitié, comme l’amour, ne s’achetait pas. Madame Petit non plus visiblement.

Elle payait des tournées et des tournées à des gens qu’elle ne prenait pas la peine de connaître. Federico était nostalgique de sa ville natale quelque part en Bolivie et aimait nous raconter sa jeunesse au soleil. Quand Madame Petit était là, il restait muet. Idem pour Sarah, la tatoueuse – Madame Petit prétendait dessiner mieux qu’elle – et Céline qui avait lancé un blog sur l’histoire de la musique. Aucune discussion n’aboutissait. Madame Petit les coupait toutes. C’en devenait fatiguant. Tout comme sa manie de rabaisser les gens à son niveau. La petite bonne-femme insignifiante du début s’avérait prendre de plus en plus de place et se sentir de plus en plus à l’aise au bar. Dans les commerces du quartier, elle racontait que des hommes du bar la draguaient, la complimentaient sur son physique ou ses tenues vestimentaires. Elle gagnait en assurance, ce qui l’autorisait, croyait-elle, à émettre des jugements sur tout le monde. J’étais une princesse précieuse parce que j’aimais la mode et prendre soin de moi.

A force d’entendre que les hommes draguaient sa petite bonne-femme, monsieur Petit a décidé d’abandonner son canapé et ses compétitions sportives à la télévision pour rappeler à ses courtisans qu’elle était mariée. Il avait mis son plus beau polo rayé pour l’occasion. Il aurait aussi bien pu venir nu car sa tendre moitié l’a rhabillé pour l’hiver. Madame Petit se moquait de lui devant les clients du bar, le rabaissait pour se mettre en avant. Elle conduisait mieux que lui, bricolait mieux que lui, était plus forte que lui physiquement. Le tout en lui pinçant les tétons à travers son polo. Nous ne connaissions pas le bonhomme et aurions très bien pu la croire. Chaque fois que le couple venait au bar, les clients se sentaient mal-à-l’aise. Chris et Zoltan craignaient qu’ils désertent le bar. Comme si Josie ne leur donnait pas déjà assez de fil à retordre.

Récompense en chaussette

Quand madame Petit avait suffisamment humilié son époux qui se contentait de rire bêtement ou de hurler de douleur, elle le récompensait d’une caresse. Pas une de celles dont elle gratifiait ses chiens. Non! Elle ôtait son large pied en chaussette de tennis de sa sandale en plastique pour masser l’entre-jambe de son mari en gloussant joyeusement. Monsieur Petit riait grassement, les yeux écarquillés et le sourire béat. Nous étions tous choqués parce que nous n’avions jamais assisté à un tel comportement en public. Chris les a laissé faire deux ou trois fois avant de leur demander d’arrêter ou de ne plus remettre les pieds dans son bar. Au lieu d’admettre que leur comportement était déplacé, monsieur et madame Petit se sont braqués. Selon eux, Chris n’avait pas à les traiter de la sorte car ils étaient devenus de bons clients. Voyant que Chris ne transigeait pas, le couple a cherché des soutiens auprès des clients présents. Personne n’a bronché.

Madame Petit a alors cherché à les culpabiliser. Quel genre d’amis étions-nous qui ne la soutenions pas? Elle ne voulait rien entendre et se victimisait. «Je, je, je!» Comment faire un pas dans sa direction, si elle n’en faisait pas dans la nôtre? Sachant que nous étions trop différentes pour devenir amies et partager des choses, je lui avais tout de même toujours cherché des circonstances atténuantes en me basant sur ce qu’elle nous avait raconté de sa vie. Mais le passé n’excuse pas tout. Je peux comprendre un excès de narcissisme quand on n’est pas habitué à côtoyer du monde et qu’on veut profiter de l’attention qui nous est prêtée quand on est nouveau dans un groupe. Josie est seule et ne voit pas beaucoup de monde, mais quand elle est de bonne humeur, elle se soucie de nous, prend des nouvelles, s’intéresse. Cela compense parfois son côté revêche.

Je n’aimais pas cette situation d’exclusion, mais parfois les gens s’excluent eux-mêmes. Parfois, il n’y a rien de plus à dire. Madame Petit se gaussait de toujours devoir avoir le dernier mot. Elle l’a eu et puis c’est tout.

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