Le bar atteint

p1000895Josie ne détruirait pas nos rêves sous prétexte qu’elle n’en avait plus. Pourtant, elle les égratignait sévèrement et elle semblait plus forte à chaque étape de cette destruction. Elle devait jubiler et se frotter les mains en ourdissant l’étape suivante de son plan machiavélique.

On ne sait grâce à quelle ficelle elle est parvenue à obliger Chris, le patron du Gimme Shelter, à refaire sa façade. Il lui a fallu un week-end entier à couvrir la peinture noire et les inscriptions et slogans rock’n’roll de peinture blanche afin de mettre la maison en adéquation avec le reste de la rue. Je n’ai pu m’empêcher d’avoir un pincement au cœur en observant Chris à l’œuvre. Cela sentait davantage le sapin que la peinture fraiche. Josie était même parvenue à le contraindre à enlever les spots et la photo de Mick Jagger tirant la langue. C’était triste.

Je devais apprendre plus tard que Josie avait eu l’intelligence de diffuser une pétition dans tout le quartier, en nous oubliant au passage, contre le bar. Une vingtaine de personnes l’auraient signée, davantage pour que Josie les lâche et arrête de venir les déranger plusieurs fois par jour, que par pure conviction. La pétition était parvenue au maire qui a pris les élucubrations de Josie très au sérieux. Période pré-électorale oblige! Certains autres élus ont suivi le mouvement voyant dans la vingtaine de ménages signataires des électeurs potentiels à faire basculer dans leurs rangs.

Mais aucun de ces Messieurs n’a cherché à vérifier les dires calomnieux de Josie. Dans une copie de la lettre, que Chris avait réussi à se procurer, elle y prétendait qu’il y avait des filles de petite vertu en petite tenue et des trafics de stupéfiants à tous les étages du Gimme Shelter, qu’elle ne pouvait plus sortir dans la rue le soir sans se faire agresser par le personnel ou par des clients (alors que c’était l’inverse).

Chris commençait à désespérer, à vouloir laisser tomber et aller voir ailleurs. Il était fatigué, usé d’être aux aguets en permanence. En s’attaquant au bar, Josie s’attaquait aussi à des destins, mais elle n’en avait pas conscience. Chris avait investi beaucoup d’énergie et d’argent. S’il était forcé de fermer le Gimme Shelter, il perdait tout. Ses deux serveurs qui vivaient, comme lui, au dessus du bar, se retrouveraient sans emploi et sans logement. Bref, des vies à reconstruire, à recommencer sur fond de crise économique. Au Gimme Shelter, l’ambiance commençait à devenir saumâtre.

S’ils trouvaient l’ambiance et le cadre agréables, les clients étaient lassés par les allers et venues des forces de l’ordre. Et s’imaginaient dix mille raisons à leur présence mais la majorité étaient bien loin de se douter qu’une voisine irascible se trouvait derrière leur présence répétée et quotidienne au bar.

« C’est pas ma faut à moi! »

Josie jubilait. Convaincue qu’elle était d’être sur le chemin de la victoire, elle s’en vantait dans tout le quartier. Je me trouvais à la librairie quand elle est rentrée. Elle ne m’a pas vue et s’est avancée vers le comptoir de la libraire en désignant du doigt le bout de la rue. «On dit que je suis à l’origine de la fermeture du café, mais ce n’est pas vrai. En fait, le patron n’aurait plus d’argent pour payer les fournisseurs», lança-t-elle. Cachée derrière mon rayon, j’ai failli laisser tomber le Fluide Glacial que je feuilletais.

La libraire exprima tout haut et de manière plus diplomate que je n’en aurais été capable que «s’il ne peut pas les payer, c’est que le café ne marche pas suffisamment bien. Il doit y avoir une raison à cela. Au début, il ne marchait pourtant pas mal à ce qu’il paraît». Bien dit, madame la libraire, mais je doute que Josie ne comprenne l’allusion. «Ouais, et bien qu’on ne dise pas que c’est de ma faute alors!», a répondu ma voisine. Là, j’ai laissé tomber mon magazine.

J’étais découverte. «Tu en penses quoi, toi?», m’a interpellé ma voisine avec un rictus moqueur. «J’en pense juste qu’il y a plus agréable pour un client que de voir débarquer la police trois fois par soir dans un endroit où l’on est venu se relaxer», dis-je avec un grand sourire digne d’une publicité pour un dentifrice blanchissant, «Je comprends donc tout à fait que l’on ait plus envie de fréquenter cet endroit. C’est bien dommage! Je ne peux m’empêcher de me demander qui a un tel mauvais esprit pour ne pas tolérer que des gens puissent prendre du bon temps, s’amuser ou évacuer le stress par les temps qui courent.»

C’était dit! J’allais certainement m’en mordre les doigts dans un futur très proche et condamner mon Viking a en faire de même, mais cela faisait un bien fou. Josie n’a pas réagi. Elle s’est juste figée comme un chien de chasse aux aguets, à pausé la monnaie de son journal sur le comptoir et a quitté les lieux en rigolant bêtement. Une fois dehors, toujours guillerette, elle a apostrophé un ouvrier communal qui vidait une poubelle: «Comment va ta maman? Tu sais quoi, il paraît que le patron du café n’a plus d’argent pour payer ses fournisseurs. Il va devoir fermer, c’est sûr ! Bon allez, bonne journée !» Elle se fichait de la réponse du jeune homme quant à la santé de sa mère.

Je posais le Fluide Glacial et un paquet de chewing-gum au cassis sur le comptoir. La libraire regardait Josie s’éloigner en secouant la tête de gauche à droite.

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