De ma vie, je crois ne jamais avoir engueulé quelqu’un comme il m’est arrivé d’engueuler Josie. Il faut dire que peu de gens ont réussi à m’exaspérer autant qu’elle. Je me casse la voix à essayer de lui faire entendre raison tout en sachant que c’est parfaitement inutile, que je m’énerve pour rien et que je crie dans le vent parce qu’elle n’écoute pas. Josie n’en fait qu’à sa tête. C’est une vieille gamine obtuse en pleine crise d’adolescence et en perpétuel conflit avec le monde qui l’entoure.
Ces derniers temps, elle s’était lancée dans une étude statistique des terrasses de notre petite ville. Elle arpentait les rues en trainant derrière elle son grand panier en osier brodé de fleurs qui avaient jadis dû être colorées. Tout au fond gisaient son appareil-photo, un petit carnet et un crayon, ainsi qu’un mètre-ruban de couturière. L’équipement dont elle avait besoin pour procéder à son contrôle. Les grandes terrasses ne l’intéressaient pas, aussi traversa-t-elle la place principale sans y jeter une œil. Elle préférait les terrasses posées sur le bord d’un trottoir ou dans la largeur d’un immeuble.
Opération terrasses
Chaque jour, elle explorait un autre quartier et quand elle en avait fait le tour, elle recommençait pour être certaine de ne rien avoir oublié ou qu’une terrasse n’avait pas été installée après son passage. Elle se plantait devant l’objet de son étude, comptait le nombre de tables en hochant de la tête à chaque compte et le notait dans son carnet à côté du nom du bar. Elle refaisait de même pour les chaises. Puis elle dégainait son mètre-ruban bleu et rouge, et commençait sous les yeux ébahis des clients à mesurer la largeur et la profondeur de la terrasse en question. Ces mesures venaient rejoindre les chiffres déjà inscrites dans son carnet. Une fois ces opérations terminées, elle remisait tout son matériel dans son panier et marchait jusqu’à la prochaine terrasse, un grand plan de la ville à la main. Josie avait passé des heures à marquer d’une croix sur la carte tous les débits de boissons, pâtisseries et glaciers qu’elle avait trouvés dans l’annuaire.
Quand une terrasse avait des parasols, elle notait aussi dans son carnet, derrière une étoile en pattes de mouches. Le «Fut et à mesure» avait 5 tables et 20 chaises et sa terrasse mesurait 2 mètres sur 10. Le «Bar Atteint», 4 tables, 12 chaises, une marquise, 5 sur 5. Le «Cocoloco», 10 tables, 30 chaises, une marquise et 6 parasols, 5 sur 10. «Le guète-à-peintes», 3 tables, 9 chaises, 3 sur 4. Et ainsi de suite. Chaque jour les pages du carnet se noircissaient un peu plus. Josie commençait à avoir mal au dos et aux articulations du genoux à force de faire une gymnastique à laquelle elle n’était pas habituée pour mesurer les terrasses. Elle avait déjà usé cinq appareils photos jetables et ne s’était pas une fois assise en terrasse pour profiter du service.
Comptes d’apothicaires
Le soir, elle calculait la superficie par chaise de chaque terrasse en divisant le résultat de ses mesures par le nombre de chaises. Puis elle faisait la moyenne pour le quartier qu’elle avait visité. Elle reportait ensuite cette moyenne au feutre indélébile rouge sur le plan du quartier. Une fois qu’elle avait obtenu une moyenne pour tous les quartiers, elle en tira la moyenne globale. Elle la nota en haut à droite sur son plan et la souligna trois fois. Ce faisant, Josie sentait qu’elle touchait au but. Elle allait pouvoir démontrer à tous qu’elle avait raison depuis le début, la terrasse du Gimme Shelter était bien trop imposante.
La terrasse du Gimme Shelter faisait 3 mètres sur 7. Elle l’avait mesurée de nuit avec son mètre ruban, de notre boîte-à-lettres à celle de l’autre maison voisine du café. Cela faisait 21m2. Elle divisa cette superficie par la moyenne par chaise qui était de 1,2m2 et obtint le nombre 17,5. Elle se mit à sautiller de joie sur place: il y avait trop de chaises sur la terrasse du Gimme Shelter. Même la pâtisserie la plus connue de la ville, n’avait pas autant de chaises sur sa terrasse. Josie en avait compté 16 et elle était certaine que la pâtisserie était fréquentée par plus de monde que le café d’à-côté.
Josie utilisa sa plus belle écriture et son plus beau papier à lettres pour remettre ces notes au propre. Elle saisit une grande enveloppe en papier kraft et un timbre dans le tiroir du haut du secrétaire hérité de ses parents, glissa ses conclusion dans l’enveloppe et y ajouta un Post-it jaune fluo sur lequel elle avait simplement écrit: «J’avais raison!».
Un air triomphal sur le visage, elle posta la lettre à l’attention du maire qui avait donné l’autorisation pour la terrasse.
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