Josie prennait désormais ses petits-déjeuners ou ses goûters au Gimme Shelter. L’information avait rapidement fait le tour du quartier, laissant les habitants incrédules. Ils ne parvenaient pas à s’imaginer que leur voisine partie en croisade contre le café du quartier pouvait à présent aimer y passer du temps. Le boulanger était persuadé qu’elle devait forcément préparer un mauvais coup: «Elle fait la gentille, endors le patron et là, quand il s’y attend le moins, Paf!, elle lui fait un de ses coups tordus.» «Elle ne peut pas être devenue sympathique du jour au lendemain», s’étonnait Helmut, le jardinier. L’ancienne institutrice, la douce madame Marin estime qu’ «elle a changé depuis qu’elle est allée à l’hôpital. Imaginez que quelque chose lui ait fait peur et qu’elle souhaite changer sa manière d’être pour les dernières années de sa vie.» La vérité était ailleurs. Josie était «juste» devenue amnésique après une chute.
Les habitants du quartier qui n’avaient rien de mieux à faire passaient devant le café pour vérifier si la rumeur était bien vraie. Ils y trouvaient Josie attablée au soleil, l’air léger et serein. La Josie d’avant évitait autant le soleil que le Gimme Shelter.
Poussée par son extrême curiosité et le besoin irrépressible d’être la première à connaître l’origine du changement de Josie (pour pouvoir s’en vanter auprès des voisins), celle que ma voisine surnommait la grenouille s’est attablée auprès de Josie. Après les politesses d’usage, la grande-duchesse, fidèle à elle même, est allée à l’essentiel:
- Pour quelqu’un qui n’aimait pas cet endroit, tu y viens souvent ces derniers temps, lance-t-elle un brin ironique.
- C’est un endroit bien agréable. Le soir, je laisse la place aux jeunes. Cela devient un peu trop brouillant pour moi, mais il faut bien que jeunesse se passe, répond Josie avec un large sourire.
- Je ne te reconnais plus Josie!
- Et moi, je ne me connais plus. Josie pouffe de rire. J’ai perdu la mémoire. Je vous demande de me pardonner de ne pas savoir qui vous êtes.
- Tu as perdu la mémoire?
- En ce moment, je réapprends à vivre. Mais je ne retiens pas encore tout. Quel est votre nom?
- Odile Raineth.
- Comme la grenouille?
- Non! Tu as vraiment tout oublié?
- Tout et tout le monde m’est étranger. Je ne suis même pas certaine de vous reconnaître la prochaine fois que je vous recroiserai.
- Je referai les présentations dans ce cas, propose la grenouille. Euh, Liliane Raineth.
- N’hésitez pas à vous joindre à moi la prochaine fois que vous me croiserez en terrasse.
La grenouille, euh… Liliane, a quitté Josie en tortillant du croupion sur ses talons de douze et s’est précipitée aussi vite que sa jupe crayon moulante le lui permettait, au café que fréquentaient les habitants du quartier. «Josie est amnésique!», cria-t-elle en apparaissant dans l’embrasure de la porte. «Elle a tout oublié et elle est douce comme un agneau.» Madame Raineth transpirait l’autosatisfaction. Elle battait l’air de ses bras fripés en résumant sa rencontre avec Josie, toute émoustillée qu’elle était d’être le centre d’attraction des poivrots, des retraités et des joueurs de cartes du quartier. «Je vais la guetter depuis ma cuisine. J’irai la rejoindre sur la terrasse dès qu’elle s’y pointera. On verra bien à quelle vitesse elle oublie tout», a annoncé la grenouille que la situation amusait.
Le lendemain, la gren… euh madame Raineth qui arrangeait le bouquet de fleur sur la table de son salon, aperçut Josie sur la terrasse. Elle laissa tomber ses ciseaux, se passa une touche de rouge-à-lèvres, attrapa son sac et se précipita dans la rue où elle trottina sur les pavés jusqu’à Josie. «Bonjour Josie!», lança-t-elle. «Bonjour madame! Excusez-moi, je suis amnésique. Je ne me souviens plus de votre nom», répondit Josie. La grenouille ne prit même pas la peine de lui répondre et passa son chemin. «Qu’importe! Demain, elle l’aura à nouveau oublié de toute façon», pensa-t-elle. «Quelque chose me dit qu’on va bien s’amuser… »
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